Par Professeur Charles Zacharie BOWAO
*Université Marien Ngouabi/Congo-Brazzaville*

*LE ROI NJOYA : DE L’HORIZON HISTORIQUE DU REGNE A L’AVENIR EPISTEMOLOGIQUE DE L’ŒUVRE…*

Telle est, me semble-t-il, la trace stimulatrice et fondatrice de la réflexion critique qui est au cœur du présent Ouvrage. Un ouvrage inspiré par les passionnantes discussions du Colloque international « La place du Roi Njoya dans l’historiographie africaine et l’impact de sa contribution sur l’évolution de la Civilisation africaine », tenu au Cameroun les 27 et 28 novembre 2013, précisément à l’Université de Yaoundé 1.

Le roi Njoya est ici et maintenant, entre hier et demain, à la croisée des temporalités. On s’en doute bien. Parce qu’il est de bon aloi de rendre justice à cette intelligence du passé et de l’avenir, à l’exemplaire capacité d’adaptation au temps et au génie créateur et scientifique de l’une des figures emblématiques de l’historiographie africaine.

Réflexion critique, dis-je !

Puisqu’il n’est pas simplement question de rendre compte d’une époque historiquement révolue. Bien plus, il s’agit d’en apprécier avec la lucidité du recul scientifique, les forces et les faiblesses, en matière de gouvernance des hommes et de gestion des choses. Question de relever la signification des actions refondatrices posées par un jeune monarque et le sens des événements d’un contexte précis, en confrontant l’authenticité d’une civilisation hautement africaine à l’inculturation, pour le moins problématique, des valeurs venues d’ailleurs, pour autant qu’elles soient idéologiques, politiques, militaires, économiques, sociales, éducatives, scientifiques, religieuses ou autres. Ainsi, un des conférenciers recourt sans hésitation à la notion de « servitude stratégique » pour tenter de restituer à sa manière la subtilité diplomatique, pour ne pas dire géopoliticienne, du roi Njoya face aux différentes pressions des puissances étrangères. Ce n’est pas pour rien qu’à bon escient il en arrive à cartographier son territoire.

Question de bien formuler sa stratégie de négociation lorsqu’il se trouve en face de l’envahisseur dont il connait les atouts militaires. Le jeune monarque sait apprécier les rapports de force, à l’intérieur comme à l’extérieur de ce royaume qu’il tient à faire progresser, ne serait-ce qu’en imitant ce que l’autre a de meilleur, et pourquoi pas en imposant à l’autre ce que lui a peut-être de mieux, dans tous les cas en essayant de jouer la partition d’un métissage qui permette à l’un et à l’autre de se reconnaitre mutuellement, et de « tisser ensemble » l’avenir. Ce qui n’est pas sans rappeler intuitivement la projection senghorienne de la culture de l’universel, celle dite du métissage, où chacun apporte sa part d’humanité en se disposant à recevoir celle que lui offre son alter ego.

Comment classer sous le silence d’un passé sans aucun intérêt vital, des initiatives lumineuses (parce que prémonitoires ou libératoires) comme la tenue systématique d’un registre d’Etat-civil mentionnant obligatoirement chaque naissance et chaque décès, la prise de mesures spécifiques relatives à la protection de la femme et de l’enfant, la disqualification plus ou moins prononcée de la peine de mort, la reconnaissance d’un certain droit humanitaire (ou de clémence) au profit de ses sujets (ou esclaves). Ce ne sont là pourtant que des exemples, parmi d’autres, qui témoignent d’une manière ou d’une autre, de l’aspiration soutenue vers l’embryon d’un Etat de droit, dans l’esprit éclairant de ce monarque qui refusait de s’enliser despotiquement dans une mécanique culturelle improductive, celle mobilisatrice des « consciences » dans la tradition pour la « tradition ». Cette attitude critique le met évidemment en situation de rupture d’avec les pratiques conservatrices de ses prédécesseurs à la tête du royaume Bamoun.

Ce n’est pas trop dire que de penser en Njoya la tradition comme ouverture à l’autre sans négation de soi-même. Ou comme ouverture à soi-même sans négation de l’autre. On comprend dès lors l’insertion dans le débat de la problématique persistante de la diaspora africaine dans ce temps irréversiblement mondialisé qui repose, à nouveaux frais, celle non moins complexe de l’identité culturelle, de l’identité humaine tout court. C’est tout le débat de sens sur la mondialisation (ou la mondialité) qui est relancé, explicitement par les uns, implicitement par les autres. Dès lors, l’éthique interpelle sans faux-fuyants l’histoire pour mieux repenser l’avenir de l’humanité, comme pour dire à quel point le dialogue des cultures et/ou des civilisations, tant prôné par l’UNESCO, ne peut faire l’impasse des conflits d’intérêts entre les communautés humaines, au contraire. La tradition est pour ainsi dire la recherche sans fin de l’harmonie à la croisée des cultures différentes. Elle est refus du traditionalisme, c’est-à-dire, abandon pure et simple de la répétition « historique » de ce qui est improductif, mais évolution critique permanente des valeurs qui fondent et portent l’humanité de l’homme. Elle est capacité individuelle et collective à l’innovation, donc dépassement de ce qui est, mais à négocier intelligemment. La bonne tradition culturelle est bien celle qui fait fortement signe à la modernité, autrement dit à la réinvention du temps au service du bien-être universel, au profit de l’humain. Telle est la posture fondamentale qui est au principe de la démarche de gouvernance du roi Njoya. Il se dégage nettement l’idée que toute civilisation humaine tire sa spécificité des traditions qui la façonnent positivement.

Ainsi, lorsqu’elle est d’essence positive, la tradition n’est pas clôture de la raison humaine. Elle est libération de la créativité. Le roi Njoya l’a tant et si bien compris qu’il a éprouvé en voulant à tout prix moderniser le Royaume de ses ancêtres. Cette aspiration à la modernité s’est cristallisée, entre autres, par la construction d’un Palais remarquable en matériaux locaux durables à Foumban, capitale du pays des Bamoun, sans intervention étrangère, ni sur le plan architectural, ni pour ce qui est de la main d’œuvre. Fort de cette posture, voilà le monarque, en autodidacte, s’engager courageusement dans une aventure épistémologique sans précédent, ni antécédent dans l’histoire de son peuple. A partir des dialectes locaux, Il décide souverainement et ex nihilo de créer une Ecriture dénommée a ka u ku, d’où émerge une Langue qu’il dénomme le shü-mom. L’entreprise de fabrication de cet alphabet et de cette langue, dure une quinzaine d’années. On retrouve dans quelques unes des pages qui suivent, les péripéties techniques d’une remarquable aventure linguistique. Les spécialistes des sciences du langage ont de quoi élargir historiquement et enrichir conceptuellement leur discipline.

Le roi Njoya était convaincu de la limite de l’orature dans la conservation et la transmission des valeurs ancestrales. L’Ecriture est pour lui le paradigme approprié de fixation, pour l’éternité, de la capacité créatrice de l’humanité, sans laquelle l’éducation ne saurait être performante. Et sans système éducatif bien organisé, pas de progrès sociétal. D’où la mise en place sur cette base autonome et solide, d’un système de formation professionnalisant. En ce sens, cela va de soi, notre siècle ne saurait contredire le visionnaire de son époque. D’ailleurs, des centaines d’ouvrages d’envergure universelle en histoire, religion, éthique, mathématique, médecine, zootechnie, botanique et autre pharmacopée sont mis au point et diffusés. Et qui plus est, plusieurs exemplaires de ces productions scientifiques et littéraires sont encore disponibles au Palais de Foumban en attente, pour ainsi dire, d’exhumation épistémologique à l’aune d’une « Renaissance Africaine » légitimement revendiquée comme aspiration-à-devenir dans un monde irréversiblement globalisé. D’où l’urgence de mettre en place, à l’instar de Tombouctou, une autre « université africaine » du côté de Foumban, au cœur de l’Afrique Centrale. La création d’un centre d’études et de recherches sur la vie et l’œuvre du roi Njoya au Cameroun ne relève que d’une ambition universitaire à la mesure du rayonnement universel de la civilisation africaine.

Le roi Njoya, n’a-t-il pas couru plus vite que son époque, rétrospectivement raisonnant ?

Est-il, prospectivement réfléchissant, en retard par rapport à notre siècle ?

Les vingt-six chapitres répartis en Quatre partie de l’Ouvrage, tentent de répondre positivement à cette double interrogation. Les auteurs, abordent au détail près, chacune des préoccupations essentielles ou fondamentales qui font l’actualité de ce personnage exceptionnel que fut le roi Njoya 17è de la dynastie des Bamouns. Pour être première, la réflexion prend systématiquement l’allure, pour ainsi dire, d’une analytique des temporalités, où s’entrecroisent historiquement et philosophiquement, un passé plein d’enseignements et un avenir chargés de promesses. On redécouvre alors l’étonnante destinée d’une personnalité qui aura marqué positivement le temps de son règne, et dont le savoir encyclopédique atteste d’une érudition d’autant plus frappante qu’elle augure une quête exemplaire de modernité. Un personnage de Génie. Un esprit universel.

A lui tout seul, et à sa manière spécifique, le Roi Njoya est une exhortation à ce que la « Renaissance Africaine » peut faire, ou ne devrait pouvoir faire, pour le bien-être universel. Une signification critique qui mérite que l’on y revienne chaque fois que de besoin. Justice est ainsi faite à cette mémoire africaine, en tant qu’elle est quête d’humanité, inachevée certes, mais profondément instructive.


Biographie : Charles Zacharie Bowao : http://charleszachariebowao.com/biographie/